La dénonciation de l'esclavage

Publié le par Violaine Le Calvé

PLAN DETAILLE DE LECTURE ANALYTIQUE DE L’EXTRAIT DU CHAPITRE XIX DE CANDIDE

 

 

Amorce : La dénonciation de l’esclavage comme l’exemple même de l’atteinte aux droits de l’homme et à la liberté est un thème qui revient à plusieurs reprises dans la littérature philosophique du XVIIIème siècle. Voltaire inscrit cette préoccupation au nombre de celles dont témoignent ses démarches en faveur de Calas ou du chevalier de la Barre* : dans tous ces cas, il s’agit de prendre la défense d’êtres privés de la liberté, voire de la vie, de manière arbitraire.

 

Présentation du texte : Dans le contexte de Candide, la rencontre du héros avec le nègre de Surinam, juste au sortir de l’Eldorado, constitue un choc brutal : c’est le retour à la réalité du mal, dans toute son horreur. Candide ne peut plus se laisser aller à une quelconque croyance optimiste ; les lecteurs sont confrontés, une fois encore, à une réalité historique que Voltaire intègre à sa démonstration avec efficacité.

 

Problématique : Nous pouvons nous demander quels sont les moyens mis en œuvre pour dénoncer l’esclavage et d’où vient l’efficacité de la démonstration dans ce texte.

 

Annonce du plan : C’est pourquoi nous nous attacherons à définir le contenu du constat établi de manière faussement détachée, puis à en souligner l’ironie douloureuse et enfin à montrer en quoi consiste, à la fois sur le plan du conte et sur celui du combat de Voltaire, l’efficacité de cet épisode.

 

 

* Entre 1761 et 1765, l'affaire Calas secoue la France. Jean Calas a retrouvé un soir son fils pendu, chez lui, à Toulouse. Or il est protestant: dès qu'on apprend que son fils était sur le point de se convertir au catholicisme, Calas est accusé de l'avoir assassiné. Malgré l'absence de preuve, il est condamné à mort: il meurt par le supplice de la roue. Contacté par les amis de Calas, Voltaire n'a de cesse d'obtenir réparation. Inlassablement, il écrit à tous les grands de France et d'Europe. Il obtient finalement la réhabilitation de Calas et le désaveu des juges aveuglés par le fanatisme. Et il repart aussitôt en campagne. Cette fois, la victime étant noble et catholique, son supplice est abrégé: le jeune chevalier de La Barre, condamné par le parlement de Paris, a le poignet tranché, la langue arrachée, la tête coupée; son corps est brûlé avec un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire. Son crime? Officiellement, la profanation d'un crucifix; en réalité, c'est son anticléricalisme qui est pourchassé. Voltaire plaide à nouveau, mais cette fois en vain.

 

 

 

I)                   UN SIMPLE CONSTAT

 

Il se situe sur deux plans : le récit est fait par un narrateur, Voltaire, qui semble ne pas prendre parti et donner les choses telles qu’elles sont, de manière neutre. Par ailleurs, les paroles de l’esclave relèvent du même ton : acceptation de son sort en fonction d’une certaine réglementation.

 

a)      Le constat dans le récit :

 

ð        Présentation du personnage sans aucun apitoiement à travers des détails vestimentaires, puis l’indication des éléments manquants de sa personne. Tout est mis sur le même plan ! (« n’ayant plus que la moitié de son habit… », « il manquait à ce pauvre homme… », l.21-23).

 

b)      Le constat dans les paroles de l’esclave :

 

ð        Affirmation d’une attitude d’attente qui contraste par son calme avec l’interpellation de Candide (« J’attends mon maître », l.25).

 

ð        Explication calme et détaillée de l’ « usage » : succession de phrases assez brèves énumérant les différents cas (répétition de « quand », l. 29 et 31 ; de « on nous coupe », l.31 et 32).

 

ð        Affirmation d’une situation personnelle horrible : « je me suis trouvé dans les deux cas » (l.32-33) est une simple affirmation qui ne laisse passer aucune émotion et qui résume la situation en expliquant de manière logique et concise l’état dans lequel se trouve l’esclave.

 

ð        Exposé sans apitoiement de l’histoire de l’esclave et du résultat (« il n’ont pas fait la mienne » = ma fortune, l.39).

 

ð        Raisonnement logique (cf. connecteurs) et strict mais dit sans passion, sans révolte, sans même une volonté de convaincre (l.40 à 46).

 

D’une manière générale, on note la sobriété de ce qui est dit, l’absence de toute forme d’émotivité chez l’esclave, une sorte d’acceptation, de résignation devant un ordre établi (celui du « Code noir »).

 

Doit-on penser que Voltaire reste froid devant le tableau qu’il donne ici à son lecteur ? Ce serait mal connaître sa manière de procéder ; derrière le constat se cache en effet une grande ironie.

 

 

II)                L’IRONIE

 

Elle se révèle dans le décalage entre la feinte objectivité du constat et l’horreur de la situation décrite, dans la « logique » de l’usage, dans la relation établie entre l’esclavage et l’économie.

 

a)      Une priorité aberrante :

 

L’accent est mis dès la ligne 21 sur ce qui manque dans le costume (« La moitié de son habit », l.21). Ce qui manque à l’esclave (« la jambe gauche et la main droite », l.23) est présenté comme secondaire. Il y a là une distorsion ironique qui insiste sur la situation réelle de l’esclave. Le même type de distorsion apparaît dans le rapprochement entre l’expression « état horrible » qui suggère l’insupportable nécessitant un remède immédiat et la réponse de l’esclave (l.25) qui insiste sur la durée et le maintien dans un état accepté.

 

b)      Le choix de certains termes à double sens :

 

« Fameux » est à prendre ici non dans un sens valorisant, mais dans un sens dépréciatif (célèbre pour sa cruauté). De même « Vanderdendur » contient plusieurs informations : l’origine hollandaise, un rapprochement sonore avec « vendeur » et l’insistance sur la cruauté, la dent dure.

 

c)      L’insistance détachée sur les clauses du contrat établi par l’usage (cf. Code noir) :

 

Il s’agit de mutilations imposées aux esclaves, de manière systématique. C’est cette systématisation, ce formalisme administratif que met en relief Voltaire par le ton faussement détaché utilisé par l’esclave. L’horreur n’en est que plus perceptible.

 

d)      La relation entre l’esclavage et le sucre :

 

En un raccourci très efficace (l.33), Voltaire établit une relation entre les mutilations et la possibilité pour les Européens de manger du sucre. Ce qui est mis en relief est la distorsion entre la condition inhumaine des esclaves et le plaisir de manger des sucreries.

 

e)      Le décalage entre le discours des colonisateurs et la réalité :

 

Le discours des hollandais est celui qui est relayé par la mère de l’esclave (l.35-38) et qui présente la condition d’esclave sous un jour optimiste, comme un « honneur ». Les parents vendant leurs enfants aux colonisateurs leur promettent qu’ils seront « heureux » et qu’ils assureront en même temps la « fortune » de leurs parents (double  sens de « chance » et de « richesse »). Le constat du nègre de la ligne 38 vient démentir tous ces propos trompeurs,  contraires à la triste réalité.

L’ironie est étroitement liée, une fois encore, à des phénomènes d’inadaptation : différence entre le ton et la réalité, entre la hiérarchie établie et la situation réelle, entre la conclusion logique d’un raisonnement et la conclusion réelle.

 

Elle attire l’attention avec efficacité sur des anomalies, des incohérences, sur l’inacceptable pourtant accepté ; elle permet ainsi de dénoncer efficacement.

 

 

 

III)             LES DIFFERENTS ELEMENTS DE LA DENONCIATION

 

L’émotion de Candide (« Eh, mon Dieu ! », « mon ami », l.23-24 ; « il versait des larmes », l.51) souligne que l’état de l’esclave ne peut qu’inspirer la pitié. Voltaire fait appel, à travers son héros, au registre pathétique et donc à la sensibilité des lecteurs, ce qui donne plus de force à la dénonciation. Celle-ci porte sur plusieurs plans.

 

a)      La dénonciation de l’esclavage :

 

L’accent est mis sur l’horreur et l’inhumanité (situation de l’esclave), sur la réglementation (« c’est l’usage », l.28). Cela conduit implicitement à une mise en accusation des esclavagistes capables de réduire des hommes à une situation inférieure à celle des animaux (comparaison avec les « chiens », les « singes », les « perroquets », l.40-41). Le lecteur, comme Candide, éprouve de la compassion pour ce personnage qui semble réel puisqu’il s’exprime (sincèrement) au discours direct et est révolté contre l’arbitraire et la cruauté des Blancs, d’autant plus que le Noir, lui, est résigné.

 

b)      La dénonciation du comportement des prêtres :

 

Ce sont les « fétiches » (l.41), c’est-à-dire les pasteurs protestants considérés comme des divinités par les esclaves,  qui convertissent et prêchent l’égalité conduisant en réalité les Noirs à une situation de totale soumission aux Blancs. Voltaire insiste sur leur hypocrisie (cf. discours de la mère vendant son fils). Il met en évidence la contradiction qu’il y a à affirmer l’égalité des hommes lorsqu’on pratique l’esclavage (« nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs », l.42-43). Si l’on rapproche le raisonnement logique que fait le nègre à partir de ces discours (« nous sommes tous cousins issus de germains », l.44-45) de la réalité, nous sentons toute l’ironie de la dénonciation.

 

c)      La dénonciation de l’optimisme :

 

L’esclavage est un démenti supplémentaire apporté à l’optimisme. La manière dont Candide est lui-même ébranlé (exclamation et adresse à Pangloss) souligne que l’épisode est déterminant. Il aura fallu cette « abomination » pour que les théories de Pangloss soient mises en doute (« il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme », l.49). La nouvelle définition de l’optimisme souligne la prise de conscience de la réalité et le caractère illusoire de la philosophie de Pangloss (Leibniz) : « c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » (l.50-51). La rencontre avec l’esclave est une étape décisive dans l’évolution de Candide et donc dans le récit initiatique.

 

 

Conclusion :

 

Dans un récit où l’ironie masque volontairement le pathétique, Voltaire place son héros devant la forme la plus élaborée de l’horreur et de l’inhumanité. Il le fait ainsi douter de l’optimisme. Parallèlement, comme c’est très souvent le cas dans le conte, il dépasse le problème spécifique de la philosophie optimiste en prenant position face aux différentes formes de l’intolérance, qu’elles soient politiques ou religieuses. Candide lui permet ainsi une double action : le conte y gagne en profondeur et le combat philosophique en efficacité.

 

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M
Merci beaucoup pour votre site, je passe mon oral demain et il m'a été trés util pour Candide.
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